Elif Tinaztepe : “Construisons des bâtiments « ouverts », capables de s’adapter au fil du temps”
Michiel van Raaij, rédacteur en chef Architectenweb
À Dordrecht, aux Pays-Bas, un projet d’envergure verra le jour l’an prochain : le Dordthuis, un complexe réunissant bibliothèque publique, office de tourisme, ainsi que les guichets et bureaux de la ville. Ce bâtiment, largement construit en bois, a été conçu par Elif Tinaztepe, architecte associée chez Schmidt Hammer Lassen Architects (SHL), et son équipe. Le jeudi 30 octobre 2025 à 13h, elle animera une conférence dans le cadre d’ARCHITECT@WORK, où elle présentera en détail le Dordthuis. Elle abordera également l’évolutivité des bâtiments, appelés à changer de fonction au fil du temps, et la manière dont elle intègre cette dimension dans ses projets. Nous vous proposons ici une brève interview en préambule.
Elif Tinaztepe est fascinée par la façon dont les bâtiments évoluent et se réinventent. Depuis de nombreuses années, Elif Tinaztepe se consacre à la rénovation et à la transformation de bâtiments existants, un domaine qui représente aujourd’hui une part croissante du portefeuille de SHL. “Trois des quatre bibliothèques dont je me suis occupée dernièrement étaient des missions de rénovation et d’extension”, contextualise-t-elle. “Seule la bibliothèque du Dordthuis est une construction neuve.”


Elif Tinaztepe
Elle pilote actuellement un autre chantier d’ampleur : la rénovation du siège de la Banque européenne d’investissement (BEI) au Luxembourg, un ensemble datant des années 1970 et 1980. L’enjeu : revaloriser ces bâtiments tout en respectant leur identité architecturale. “N’est-ce pas là l’essence même de l’inclusivité ?”, lance-t-elle. Pour elle, ces bâtiments doivent certes être modernisés, mais toujours de manière stratégique. Sa méthode repose d’abord sur une analyse approfondie de l’existant, puis sur un travail collaboratif afin de définir les principes et valeurs qui guideront la rénovation. Ce n’est qu’après cette étape que débute réellement la phase de conception. Dans le cas de la BEI, cela implique de préserver le caractère unique des bâtiments et de n’ajouter que ce qui est strictement nécessaire à leur fonctionnalité.

Photographie historique de la Banque européenne d’investissement à Luxembourg
« Complete + open »
Forte de son expérience dans la rénovation et la transformation, Elif a forgé une approche qu’elle résume par l’expression « complete + open ». “Des bâtiments achevés au moment de la réception, mais qui restent ouverts aux changement futurs”, explique-t-elle. En d’autres termes, des lieux parfaitement adaptés à leur usage initial mais suffisamment flexibles pour s’adapter facilement à de nouvelles fonctions.
Ce qu’elle rejette catégoriquement : les bâtiments « complete + closed », fermés à toute transformation. “En réalité, ce type de bâtiment est déjà obsolète dès son entrée en service”, affirme-t-elle sans détour.

Dokk1 à Aarhus
Le bâtiment qui incarne le mieux à ses yeux le principe « complete + open », c’est le centre culturel Dokk1 à Aarhus (Danemark). Un projet qui a non seulement propulsé sa carrière mais qui a également eu un impact significatif sur le développement créatif de SHL. À la fois espace urbain et bâtiment, Dokk1 abrite une bibliothèque publique, des guichets administratifs, plusieurs studios de télévision et de nombreux espaces ouverts aux initiatives culturelles locales de la ville portuaire danoise.
Tinaztepe le décrit comme un espace public couvert, mais aussi comme un cadre en perpétuelle évolution : “C’est presque comme un canevas où l’on peut donner corps à toutes sortes de programmes. C'est un véritable paysage actif. Le succès de Dokk1 tient aussi au maître d’ouvrage, qui a pleinement adopté cette flexibilité et qui n’hésite pas à reprogrammer régulièrement les espaces.”
Le caractère public et la flexibilité du bâtiment se lisent immédiatement dans son architecture. De larges rampes et escaliers prolongent l’espace urbain à l’intérieur, où d’autres rampes et escaliers « façonnent » en quelque sorte l’espace en bâtiment. L’aménagement, parfois brut et abstrait, accentue le sentiment d’espace public, tandis que chaque fonction se distingue par des codes graphiques et des couleurs franches.

Dokk 1 à Aarhus
Dordthuis
Le Dordthuis à Dordrecht incarne lui aussi le principe « complete + open », mais de façon différente. "Les zones accessibles au public restent modulables, tandis que le reste du bâtiment accueille des fonctions plus spécifiques et donc plus figées", précise Elif. "Pour moi, le Dordthuis est avant tout une question de parcours et de connexion, sur six étages, offrant un sentiment de liberté et de possibilités."
“Les vides intérieurs créent des liens entre les niveaux et entre les usagers, invitant à explorer les différents espaces du bâtiment. Ils offrent également de multiples points de vue sur la ville, et même l’accès à un « jardin secret » luxuriant, niché au deuxième étage.”
“Mais le Dordthuis, c’est aussi une manière de connecter les rues voisines, de dynamiser son environnement immédiat et de relier la vieille ville au quartier de la gare.”

Dordthuis à Dordrecht
Son ossature flexible « complete + open », essentiellement en bois, illustre l’engagement d’Elif Tinaztepe pour les matériaux biosourcés et la réduction de l’empreinte carbone. Seuls les deux premiers niveaux sont en béton. "En cas d’inondation – scénario que nous espérons ne jamais voir – la commune souhaite pouvoir coordonner la gestion de crise depuis ce bâtiment", conclut-elle.

Dordthuis à Dordrecht